le Mardi 21 janvier 2025
le Jeudi 19 Décembre 2024 12:30 Culture

Cette supérette cajun centenaire tient le coup dans le bayou

  Deidra Ducharme
Deidra Ducharme
Cecil Lapeyrouse, dont le grand-père a construit l'épicerie Lapeyrouse près de Chauvin il y a plus de 110 ans, a été témoin d'importants changements culturels et écologiques au cours de sa vie.

Imaginez-vous assis au bord de l’idyllique Bayou Petit Caillou, dans l’est de la paroisse de Terrebonne.  Vous mangez des crevettes et des crabes bouillis, dont les carapaces seront bientôt rejetées dans le bayou pour poursuivre le cycle de la vie dans un écosystème productif.  La brise qui vous ébouriffe les cheveux est suffisamment forte pour que les pélicans sur l’eau se laissent tranquillement flotter sur le bayou, tandis que des groupes de mouettes tournoient au-dessus de votre tête. Les crevettiers dont les bateaux remontent et descendent le bayou vous font des signes de la main tandis qu’ils pêchent des crevettes au chalut.  L’eau du bayou clapote sur les rives. Une matinée de pêche permet à un crevettier de récolter plus de 1 300 livres de crevettes. 

C’est une scène qui se joue depuis plus d’un siècle à quelques pas de l’épicerie Lapeyrouse, située entre Chauvin et Cocodrie, un petit magasin d’alimentation générale et de carburant qui existe depuis 110 ans.  Le propriétaire, Cecil Lapeyrouse, gère le magasin – construit par son grand-père en 1914 – depuis quarante ans. 

La vie dans le bayou aujourd’hui ressemble à bien des égards à celle  qui a été une caractéristique culturelle du sud de la Louisiane depuis si longtemps. Pourtant, beaucoup de choses ont changé, et Cecil en a été le témoin direct. Âgé de 73 ans, Cecil a grandi au plus près de ce qui était encore un monde essentiellement francophone autour de lui.  Il est né et a grandi dans le bayou; ses parents parlaient plus le français que l’anglais. Les clients du magasin étaient pour la plupart des pêcheurs de subsistance qui vivaient et travaillaient dans la communauté ou dans les villes voisines du bayou.  Les échanges se faisaient souvent en français. Aujourd’hui, les clients qui viennent dans son magasin sont plus souvent des pêcheurs amateurs en visite, plus que des pêcheurs de métier.

Le monde qui était ici, c’était plus du monde qui restait dans le voisinage.  Mais tout a changé.  Le monde qui vient icitte en ce moment, c’est plus le monde de la Nouvelle Orleans, Baton Rouge, Lafayette, Mississippi, et plus loin. Il y a du monde qui reste autour, mais pas comme c’était comment j’étais élevé.

— Cecil Lapeyrousse

Alors qu’il était jeune étudiant à la fin des années 1950 et dans les années 1960, l’anglais s’est rapidement imposé dans la vie quotidienne. L’espagnol était enseigné à l’école.  « À l’époque, certains enfants ne savaient pas parler français à l’école. À la maison, leurs parents parlaient encore français, mais ils ne l’avaient jamais vraiment appris ». 

L’idée que parler français était une chose dont il faut avoir honte ou dont il faut se débarrasser était toujours d’actualité. « Il y avait un jeune homme ; il restait pas loin d’ici. Quand il a commencé l’école dans les années soixante, il parlait juste français. À l’école il a été puni parce qu’il parlait français.  La langue française a changé plein dans ma vie. Bien bien rare d’entendre quelqu’un qui parlait anglais pendant mon enfance.  Asteur ce monde là est gone ». Selon les données du recensement de 2020, aujourd’hui, 86 % des foyers du code postal 70344 où se trouve Lapeyrouse ne parlent que l’anglais.

Après le passage de l’ouragan Ida

Aujourd’hui

L’érosion culturelle s’est produite en même temps que l’érosion écologique. Les digues fédérales construites le long du Mississippi à partir des années 1930 ont provoqué un effet en cascade de perte de terres et d’intrusion d’eau salée qui a décimé les pâturages et les champs de canne à sucre, si nombreux dans l’enfance de Cecil.  Les ouragans et l’économie des industries de la pêche ont fait des ravages dans la communauté.  L’ouragan Ida a inondé l’épicerie d’un mètre d’eau. Les emplois dans l’industrie pétrolière ont commencé à attirer de plus en plus de personnes qui ne travaillaient pas dans le secteur de la pêche. Alors que le père de Cecil était un processeur de crevettes qui embauchait de la main-d’œuvre locale, Cecil a passé des décennies à travailler l’industrie pétrolière extracôtière. 

Les gens ont déménagé. Les camps de pêche ont proliférer dans des zones où les résidents à temps plein ont élevé leurs familles.  Il y avait autrefois douze quais à crevettes entre Cocodrie et Chauvin ; il n’y en a plus que deux aujourd’hui.

 Je pense qu’il y a beaucoup d’optimisme à avoir.

— Cecil Lapeyrousse, au sujet du renouveau des côtes et de la survie du travail.

Pourtant, le mode de vie traditionnel se perpétue. Les crevettiers qui travaillent dans le bayou s’approvisionnent toujours à Lapeyrouse et vendent leurs produits sur les quais. Et il est encore possible d’entendre parler français à l’épicerie, que ce soit de la part des habitants ou des touristes. « J’ai quelques gars qui vivent ici et avec qui je parle encore parfois en français », explique Cecil. Il reçoit aussi régulièrement des clients de France.  « Ils veulent voir où sont allés leurs ancêtres ».

Et Cecil est optimiste quant au potentiel de construction de terres qui pourrait résulter des projets de détournement des sédiments fluviaux. « Les ostréiculteurs, les crabiers, les crevettiers – les endroits où ils travaillent aujourd’hui étaient des terres auparavant.  Les digues ont été construites et l’eau salée a commencé à entrer et à dévorer toutes les terres. Aujourd’hui, au lieu de devoir aller jusqu’à Venice pour pêcher la crevette, il suffit d’aller jusqu’à Lafitte, dans la baie de Barataria ».

Pour l’instant, il perpétue la tradition familiale et la présence de la Cecil Lapeyrouse Grocery donne un sentiment de durabilité à ceux qui profitent encore du bayou et y travaillent, comme seul un magasin qui en est à sa douzième décennie peut le faire.

 

Ouvert tous les jours  5:30 - 19:00
(985) 594-3054
7243 Shoreline Dr
70344 Chauvin